Croire : une tendance lourde
par Serge Larivée - SPS n° 284, janvier 2009
Serge Larivée est professeur à l’École de psycho-éducation de l’Université de Montréal depuis 1977. Depuis 30 ans, ses recherches portent sur l’intelligence ainsi que sur l’épistémologie, les fraudes scientifiques et les pseudosciences. Il a à son actif plus de 250 publications. Il a reçu le Prix Sceptique décerné par les Sceptiques du Québec en 2002
Au moins trois motifs sont susceptibles d’expliquer pourquoi la raison baisse les bras devant la croyance quelle qu’en soit la nature (religieuse, paranormale) : la satisfaction de l’homme à l’égard de sa propre pensée, la prééminence des émotions sur la raison et la fabrication de sens inhérente au travail du cerveau humain.
L’humain tend à se satisfaire de sa propre pensée
Que l’homme tende à faire confiance à sa pensée ne signifie pas qu’il soit imperméable au réel. S’il l’était, sa survie serait menacée. Ce que nous voulons signifier ici, c’est que le fait de croire en quelque chose donne un sens à l’existence et, ce faisant, influence nos comportements, même quand ladite croyance se révèle non fondée. Et plus les croyances sont ancrées profondément, moins elles supportent le changement.
Ce phénomène est même observable dans un domaine d’apprentissage où les émotions ne sont pas particulièrement fréquentes, le raisonnement scientifique. Ainsi, dans le cadre d’un apprentissage du schème du contrôle des variables [1], on a demandé à des préadolescents d’identifier les effets de plusieurs facteurs susceptibles d’influencer la vitesse d’une voiture de course dans un micromonde informatisé. Certaines croyances des sujets quant à l’importance des facteurs en jeu étaient fondées et d’autres pas. Lorsqu’ils sont confrontés à une démonstration invalidant leurs croyances, les sujets ne les abandonnent pas pour autant. Par ailleurs, même si les facteurs identifiés se sont révélés de plus en plus corrects au fil des séances, cela n’empêchait pas les sujets de conclure à l’importance de facteurs dont ils avaient auparavant démontré l’inopérance. En fait, tout se passe comme si les sujets ne renonçaient à leurs fausses croyances qu’avec le temps, et non sous l’effet d’un constat, la reconnaissance de leur invalidité ne semblant pas suffisante pour l’abandonner. On observe le même phénomène chez des étudiants universitaires en physique, que ceux-ci en soient à leur premier ou à leur septième cours [2].
Le moins que l’on puisse dire, c’est que l’attitude scientifique ne s’apprend pas facilement. L’expérimentation ainsi que toutes les méthodes qui visent la vérification sont en effet soumises à certaines règles qui exigent un effort et une adaptation psychique ardus [3]. Par contre, nul besoin d’enseigner les méthodes préscientifiques, on y recourt spontanément depuis toujours. La pensée spontanée est en réalité étrangère à la démarche scientifique. Alors que la crédulité est naturelle, programmée et découlant de la constitution même du cerveau, l’esprit critique et le scepticisme supposent un certain apprentissage, un effort volontaire et une vigilance constante [4].
Les émotions priment sur la raison
Si, comme on vient de le voir, des « croyances » contradictoires peuvent coexister dans le cadre de l’apprentissage du raisonnement scientifique, il n’est guère surprenant que le rationnel et l’irrationnel se départagent si difficilement lorsque les émotions participent des croyances défendues. Par exemple, la recherche en psychologie sociale montre que dans plusieurs situations les émotions constituent un meilleur moteur de régulation sociale que la raison [5]. Ainsi, la contagion émotive inhérente aux diverses formes de rituels suscités par des gourous charismatiques est un phénomène connu. Les réunions animées par les preachers [6]] sont, à cet égard, exemplaires. Il arrive en outre que des individus réputés sceptiques adhèrent à certaines croyances pour des raisons psychologiques et émotionnelles qui les réconfortent à l’occasion d’événements difficiles à traverser (disparition d’êtres chers, peine d’amour).
Par ailleurs, ceux qui abandonnent une croyance, et plus particulièrement une croyance religieuse, le font essentiellement pour des raisons intellectuelles. Ils s’approprient alors les conclusions logiques de données (archéologiques, historiques, biologiques, psychologiques, etc.) qui déconstruisent les fondements même de la croyance en mettant au jour, par exemple, la genèse sociohistorique du développement des religions et de celle à laquelle ils ont adhéré.
La dissonance cognitive
Festinger définit la dissonance cognitive comme un état d’inconfort psychologique qui survient quand deux éléments de connaissance – Festinger parle de cognitions – sont en contradiction. Dans le cas le plus courant, l’opposition se produit quand une cognition (une opinion, une croyance) est démentie par un fait ou une information autre. Immédiatement se met en place le processus dit de réduction de la dissonance, qui consiste essentiellement à modifier un de ces deux éléments. La réduction se fait alors le plus souvent en niant ou en interprétant l’élément externe de façon à sauvegarder la cohérence de la représentation interne, ce qui conduit à une certaine déformation de la réalité extérieure.
Lorsqu’un des éléments est un comportement non conforme à l’idée que l’individu se fait de lui-même ou de ses attitudes – a fortiori si cela a lieu publiquement – la dissonance est d’autant plus inconfortable et le comportement plus difficile à nier. Un des moyens de réduire alors la dissonance, ou plus exactement de l’empêcher d’apparaître, consiste à chercher une cause extrinsèque au comportement, ou en d’autres mots à lui trouver une explication circonstancielle, susceptible de dédouaner l’auteur du comportement. Si cela n’est pas possible, la réduction de la dissonance débouchera sur la rationalisation du comportement problématique : l’individu tâchera d’ajuster ou de modifier ses valeurs, ses opinions ou son idéologie pour rendre congruent le comportement en question.
Le cerveau humain, une machine à fabriquer du sens
Évoquant les propos d’une médium-voyante sur la politique internationale, les cataclysmes, etc., tenus le 1er janvier 2000 à la télévision française, Henri Broch [7] se demande ce « qui pousse quelqu’un à proférer et/ou gober de telles imbécilités » (p. 109). Une bonne partie de la réponse à cette question réside probablement dans le fait que le cerveau humain sécrète du sens, et la croyance est la manière la plus rapide et la moins laborieuse d’en obtenir.
Dans Le cerveau social, Gazzaniga [8] propose que la formation des croyances chez les humains découle de la constitution même de notre cerveau et de son fonctionnement. La capacité de faire des inférences dévolue à l’hémisphère gauche « a libéré l’être humain de l’interminable corvée consistant à progresser par tâtonnements » (p. 138) et, comme il ne supportait pas la dissonance cognitive, il s’est trouvé du coup contraint de chercher des raisons à ses comportements. La théorie de la dissonance cognitive élaborée par Festinger [9] en psychologie sociale dans les années 1950, extrêmement féconde depuis lors, constitue en effet une brillante description du besoin de cohérence du cerveau (voir encadré : « La dissonance cognitive »).
« L’hémisphère gauche dominant est affecté à la tâche consistant à interpréter nos comportements patents autant que les réactions émotionnelles moins évidentes produites par ces différents modules mentaux de notre cerveau. Il élabore des théories quant aux raisons de ces comportements, et le fait à cause du besoin qu’éprouve le système cérébral de maintenir une impression de cohérence entre tous nos comportements [10] » (p. 111-113). À cet égard, la difficulté de ne pas confondre coïncidence, corrélation et causalité s’explique mieux lorsqu’on comprend que l’homme fait des liens et des inférences par automatismes cognitifs à propos de presque tout. En effet, on résiste fort à croire qu’une partie de ce qui nous arrive n’est qu’accidentelle et relève de pures contingences et du hasard. Croire que notre vie est parsemée d’accidents dépourvus de sens semble insupportable [11].
L’impératif et profond besoin de croire semble n’imposer aucune limite à ce que les individus peuvent inventer pour y arriver. Toutefois, le cerveau humain ne peut indéfiniment faire de nouvelles inférences à propos de la structure du monde. Économie d’énergie oblige, il doit porter son choix sur l’une d’entre elles. Une fois ce choix fait, s’installe alors chez le croyant un système cognitif plus ou moins fermé dont l’une des propriétés essentielles est d’écarter d’emblée toute donnée contraire aux postulats implicites de la croyance choisie. Ainsi, un système de croyances qui ne s’écarte pas trop de la réalité quotidienne peut constituer une façon de faire relativement bien adaptée dans la mesure où il favorise l’efficacité comportementale avec un minimum d’efforts cognitifs et adaptatifs. Par contre, un système rigide de croyances qui ne souffre pas la discussion peut déboucher sur le dogmatisme. À la limite, peu importe que les explications soient vraies ou fausses, l’important, c’est qu’elles soient satisfaisantes pour l’individu aux plans émotif et cognitif [12].
Pour expliquer pourquoi certains individus sont plus facilement influencés par le discours religieux, Parejko [13] relie l’omniprésence et la force du désir de croire à un programme émanant de la sélection naturelle. La « crédulité » serait ainsi, au même titre que d’autres traits humains complexes, un trait de caractère sujet à la sélection naturelle et comportant une composante héritable [14]. Un individu crédule peut se définir comme celui qui accepte d’emblée de croire à des événements extraordinaires sans exiger de preuves tout aussi extraordinaires.
S’interrogeant sur les raisons de la persistance des fausses croyances, Lester [15] adopte un point de vue évolutionniste et biologique. Comme tous les organes du corps, le cerveau a été façonné par l’évolution qui a retenu des solutions adaptatives, dont celle de permettre aux humains de rester vivants. Pour ce faire, les sens sont à cet égard les premiers outils. Ainsi, les premiers hominidés avaient intérêt à bien percevoir le danger (par exemple, la présence d’un lion) s’ils voulaient survivre, mais se fier uniquement aux sens comporte en même temps de sérieuses limites adaptatives. En revanche, les croyances issues de l’expérience (à titre d’extension de nos sens) peuvent s’apparenter à des connaissances et constituent à cet égard l’instrument de survie par excellence. Par exemple, nos ancêtres du Paléolithique augmentaient leurs chances de survie s’ils étaient fortement convaincus de l’existence du danger, même si leurs sens ne leur indiquaient pas la présence d’un danger immédiat. Au fil de l’évolution, les sens et les croyances sont demeurés essentiels pour la survie, mais se sont en quelque sorte spécialisés. Les sens permettent de nous adapter à partir de ce que nous percevons, alors que les croyances permettent, au-delà de nos sens, de donner du sens à ce qui nous arrive ou d’anticiper l’avenir. Les croyances n’ont donc plus besoin des sens pour fonctionner. Les croyances tiennent leur valeur de survie en ce qu’elles persistent même confrontées à des données contradictoires. En fait, en présence d’un conflit entre des faits et une croyance, le cerveau ne se tourne pas automatiquement vers les faits. Ce constat peut faire comprendre pourquoi des croyances rationnelles peuvent persister même en face de données contradictoires.
À cet égard, Dawkins [16] postule que le mécanisme de l’évolution, tel qu’il est modélisé dans le darwinisme, loin d’être limité aux phénomènes biologiques, commande également la dynamique culturelle. Autrement dit, le darwinisme ne peut être réduit au contexte étroit des gènes. Si les gènes sont en effet des réplicateurs, ils ne seraient pas seuls à jouer ce rôle. La transmission culturelle donne aussi lieu à une forme d’évolution en ce que les représentations culturelles seraient aussi des réplicateurs, c’est-à-dire des objets capables de produire des copies d’eux-mêmes, et que Dawkins appelle mèmes [17]. Un mème est tout aussi bien une recette de cuisine, une opinion, une théorie, les contes de fée, une croyance, une pièce de musique. On aura compris ici que la description des diverses cultures comme un ensemble d’unités qui forment, à l’instar des gènes au plan biologique, des unités culturelles (les idées élémentaires d’une culture) constitue une analogie. À l’instar des gènes, qui sont des unités qui se perpétuent en vertu de leur capacité à produire des répliques fidèles d’elles-mêmes, les mèmes se reproduisent de cerveau à cerveau essentiellement par imitation : « les bons réplicateurs culturels colonisent ainsi les populations humaines » (p. 32). Mais, dans tout processus de copie, il arrive que celle-ci ne soit pas tout à fait conforme à l’original. Dans le cas des gènes, on assiste alors à des mutations génétiques. Non seulement ce même phénomène est applicable aux mèmes, mais il est aussi plus fréquent. Dawkins reconnaît d’ailleurs que le processus de copie des mèmes est moins précis que celui des gènes ; chaque copie pourrait donner lieu à un élément mutationnel. Ainsi, certains mèmes mutants ne parviendront pas à se reproduire car personne ne les imite ; d’autres auront une durée de vie plus ou moins éphémère, par exemple les modes ; d’autres, enfin, ont une vie durable, l’idée de Dieu en est un exemple typique. Les mèmes, à l’instar des gènes, sont donc l’objet d’un processus de sélection avec un potentiel de survie plus ou moins fort.
Le mème de Dieu est à cet égard significatif. Qu’est-ce qui assure à l’idée de Dieu sa pérennité et son pouvoir de pénétration de l’environnement culturel ? La valeur de survie du mème Dieu provient de son énorme attrait psychologique. Il fournit en fait une réponse simple (superficiellement plausible) à des questions profondes et troublantes, à propos de la vie et de la mort. Entre autres, les religions suggèrent que les injustices terrestres seront réparées par la justice divine dans une autre vie. Les mèmes peuvent aussi augmenter leur chance de propagation en s’associant entre eux. Ainsi, les associations, répulsives (Dieu et enfer) et attractives (Dieu et paradis), se renforcent mutuellement, augmentant ainsi la probabilité de propagation du mème de Dieu dans le pool mémique. Enfin, avoir la foi, c’est se mettre dans un état d’esprit tel qu’on est prêt à croire quelque chose en l’absence de toute preuve, même quand des raisonnements logiques ou des faits interfèrent avec les affirmations dogmatiques inhérentes. Lemème de la foi aveugle décourage ainsi toute démarche rationnelle assurant du coup sa pérennité. La science n’est certes pas à l’abri de dérapages basés sur une « foi aveugle » en sa toute-puissance, mais heureusement le fonctionnement scientifique lui-même entrave la pérennité d’un tel aveuglement. Le caractère biodégradable des théories scientifiques en est probablement une bonne illustration.
Comme les croyances ont contribué à notre survie au cours de l’évolution, il n’est guère surprenant qu’elles soient biologiquement résistantes au changement. S’il existe un tel « instinct » de la foi, selon l’expression de Barrette [18], on comprend qu’il soit difficile d’y résister, qu’il soit plus facile de croire que de douter, que l’esprit critique et rationnel soit plus tardif dans l’histoire de l’humanité et dans le développement de l’homme et surtout moins populaire que les mythes et l’ésotérisme. Puisque nous sommes programmés pour croire, nous sommes particulièrement sensibles aux histoires qui répondent à ce que nous avons besoin de croire [19]. En fait, non seulement le croyant néglige plus ou moins volontairement les démonstrations qui prouveraient l’existence des objets de sa foi, mais advenant une démonstration scientifique, ces objets cesseraient d’appartenir au domaine de la croyance pour intégrer le domaine des connaissances.
Bien qu’il reste impossible d’être parfaitement objectif, il est souhaitable de tendre à l’objectivité dans le champ de l’acquisition des connaissances. C’est en effet le meilleur moyen d’éviter de prendre ce que nous voulons croire pour la vérité, ou pour éviter de trouver ce que nous voulons trouver plutôt que ce qui est [20]. Or, que font les approches qui gravitent autour du paranormal, des enfants du Verseau et du new-age ? Elles laissent l’impression qu’elles peuvent réconcilier la subjectivité et la raison, que le vouloir croire et le vouloir la vérité sont tout à fait conciliables. Mais c’est peine perdue : l’ésotérisme et la science constituent deux démarches inconciliables qui ne peuvent s’amalgamer dans un même discours. La source de cette opposition réside dans les méthodes que l’humanité doit suivre pour obtenir des connaissances fiables. L’ésotérisme, tout comme la mystique d’ailleurs, valorise l’expérience subjective, tandis que cette dernière est tendue vers la quête incessante de l’objectivité.
Certains croyants résolvent ce dilemme en se persuadant qu’ils ont intimement découvert la vérité. Or, l’objectivité ne relève ni de l’opinion personnelle, ni de la conviction intime. Les connaissances dérivées d’une démarche scientifique sont le résultat d’un processus essentiellement collectif. Quand il fait de la science, le chercheur, même guidé par son intuition, utilise des hypothèses, des observations, des méthodes et des résultats qui sont vérifiables. Le noyau dur du consensus définissant une activité de recherche scientifique réside dans le caractère reproductible des résultats. Autrement dit, contrairement aux autres formes de connaissances, les affirmations d’un chercheur demandent à être vérifiées par d’autres chercheurs. Ce critère de vérifiabilité implique évidemment que les méthodes de collecte de données soient explicitement divulguées et reproductibles [21].
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