Le mathématicien Martin Gardner n'est plus
Normand Baillargeon - Professeur à la Faculté des sciences de l'éducation de l'UQAM 26 mai 2010 Science et technologie Photo : Agence Reuters Jason Lee
Modeste et secret, Martin Gardner a néanmoins eu de très nombreux admirateurs durant toute sa vie. Des personnes qui partagent ses passions et ses intérêts, notamment pour la magie et les mathématiques (surtout récréatives), se réunissent périodiquement.
Le polymathe Martin Gardner (1914-2010), auteur de quelque 70 ouvrages et d'innombrables articles, est mort le 22 mai. Il avait 95 ans. Il ne possédait pour toutes études supérieures qu'un baccalauréat de philosophie obtenu à l'Université de Chicago (1936), et était donc autodidacte sur la plupart des nombreux sujets auxquels il consacrera ses brillants travaux.
Les idées qu'il a développées comptent parmi les plus influentes et les plus originales du XXe siècle. Mais Gardner lui-même est toujours resté une personne discrète, vivant loin des projecteurs, se consacrant tout entier à ses innombrables passions intellectuelles. Sa vie, dira-t-il, ne présente pas grand intérêt puisqu'elle est «tout entière vécue dans [s]a tête»!
Au moment de son décès, on me permettra de rappeler quelques-uns des grands événements qui se sont produits dans cette tête.
Jeux mathématiques
C'est souvent uniquement par le volet de son oeuvre sur les jeux mathématiques que l'on connaît Gardner, qui a créé et tenu, entre 1956 et 1981, la célèbre rubrique Mathematical Games du Scientific American. Par elle, et les nombreux ouvrages qu'il en tirera, Gardner est probablement la personne qui a le plus fait, durant la deuxième moitié du XXe siècle, pour populariser les mathématiques en général et les «mathématiques récréatives» en particulier.
Ces chroniques offrent un assez vaste survol des mathématiques et conduisent ses lecteurs, avec les années, de textes portant sur des notions élémentaires (qui sont le niveau de connaissance des mathématiques de Gardner lorsqu'il a commencé sa chronique) à des textes toujours aussi clairs, mais abordant des sujets de plus en plus complexes, jusqu'à traiter de développements récents, parfois pointus, auxquels Gardner a le grand mérite d'avoir initié un vaste public (les fractales, les polyominos, la cryptoanalyse ainsi que de très nombreux autres sujets).
Dans le cadre de ces chroniques, Gardner invente un personnage fameux, le docteur Matrix, dont il conte les aventures. Il s'y permet même quelques canulars retentissants. Par exemple, le docteur Matrix proposera une preuve bidon voulant que la millionième décimale de pi soit 5: or quand on la déterminera, plus tard, à l'Université Stanford, elle s'avérera être... 5!
Science et philosophie
Gardner a étudié la philosophie à Chicago et cette discipline est restée au centre de ses intérêts. Il y avait notamment suivi le fameux cours de philosophie des sciences donné par Rudolf Carnap (1891-1970), qu'il a d'ailleurs édité. Gardner s'est en fait avéré un fort habile vulgarisateur scientifique et philosophique, produisant plusieurs ouvrages s'adressant à un large public — certains sont destinés aux adultes, d'autres aux plus jeunes. Trois grandes idées traversent son oeuvre philosophique.
La première. Gardner a d'abord soutenu la double thèse du réalisme extérieur et de la vérité-correspondance. Cette thèse, il la défendra en particulier contre l'instrumentalisme, contre le pragmatisme, contre le relativisme et contre les conceptions de la vérité comme cohérence. Durant les années 1990, il a repris le flambeau pour attaquer, au nom du réalisme extérieur et de la vérité-correspondance, les thèses postmodernistes qui envahissaient alors les départements universitaires, en particulier de sciences sociales, de littérature et de philosophie.
La deuxième. Gardner défend depuis toujours un platonisme (ou réalisme) mathématique: il soutient donc que les êtres mathématiques existent indépendamment de notre pensée, qui les découvre.
La troisième. Gardner s'est défini comme mystériste, entendant par là qu'il pense qu'il y a un profond et peut-être insoluble et irréductible mystère concernant l'esprit humain et la conscience, et qui dépasse peut-être les capacités de l'esprit humain. Gardner attribue une version ou une autre de cette position à divers auteurs, parmi lesquels: Noam Chomsky, Roger Penrose et Thomas Nagel.
Le mouvement sceptique
En 1952, Martin Gardner publie, chez Putnam, un livre intitulé In the Name of Science, consacré à des croyances pseudoscientifiques. Parmi les sujets traités: la dianétique de l'Église de scientologie; les ovnis; les accumulateurs d'orgone de Wilhelm Reich; l'astronomie d'Immanuel Velikovsky; la «pyramidologie»; l'Atlantide; la perception extrasensorielle et plusieurs autres encore. C'est un ouvrage étonnant et neuf qui est généralement tenu pour marquer le début du mouvement sceptique contemporain.
Un quart de siècle plus tard, en 1976, Gardner sera, notamment avec Carl Sagan, Isaac Asimov, Philip Klass, Paul Kurtz, Ray Hyman, James Randi et Sidney Hook, un des membres fondateurs du CSICOP (Committee for the Scientific Investigation of Claims of the Paranormal, ou Comité pour l'examen scientifique des allégations du paranormal), qui encourage l'examen critique, scientifique et responsable des allégations paranormales ou parascientifiques et qui veut faire connaître les résultats de ces examens à la communauté scientifique et au grand public.
Sa vaste connaissance de la magie, qui aura été une des grandes passions de sa vie, a certainement été ici d'un grand secours dans le travail de «détection de poutine» auquel Gardner s'est livré si longtemps avec tant de succès et de panache.
En justification du travail des sceptiques, Gardner citera souvent le mot de Voltaire: «Si nous croyons les absurdités, nous allons commettre des atrocités.»
Dieu et la religion
Ici, une surprise de taille attend ses lecteurs et lectrices: Martin Gardner est croyant, d'une foi évidemment très particulière. Dans le débat entre athées et croyants, Gardner se dit d'accord avec Unamuno pour reconnaître que «les athées ont les meilleurs arguments». Comment alors justifier qu'il ait néanmoins la foi? Il explique, en substance, que c'est par une sorte de donquichottisme émotif, contre l'évidence et contre les probabilités, mais qui n'est pas non plus fortement contredit par la science ou par la logique, qu'il s'autorise ce saut de la foi: «C'est une manière d'échapper à un état de profond désespoir. The Will to Believe, de William James, est la défense classique du droit de faire un tel "saut de la foi". Mon théisme est indépendant de tout mouvement religieux et se situe dans une tradition qui commence avec Platon et qui comprend Kant ainsi qu'une foule d'autres philosophes, jusqu'à Charles Peirce, William James et Miguel de Unamuno.»
Rappelons que Gardner a consacré de nombreuses pages à critiquer les religions et les cultes et certaines de leurs figures et personnalités les plus en vue et les plus charismatiques (Robert Maynard Hutchins, Mortimer Adler, et William F. Buckley fils) en plus de consacrer des livres dévastateurs tout entiers à certaines d'entre elles (The Healing Revelations of Mary Baker Eddy: The Rise and Fall of Christian Science, 1993; Urantia: The Great Cult Mystery, 1995).
Modeste et secret, Gardner a néanmoins eu de très nombreux admirateurs durant toute sa vie. Des personnes qui partagent ses passions et ses intérêts, notamment pour la magie et les mathématiques (surtout récréatives), se réunissent d'ailleurs périodiquement lors d'événements appelés Gatherings for Gardner. Le premier s'est tenu en 1993 et le dernier en mars 2010. Et un astéroïde (2587) porte, en son honneur, le nom de Gardner.
De mon côté, c'est à lui, en même temps qu'au mouvement Les Sceptiques du Québec, que j'ai dédié mon Petit cours d'autodéfense intellectuelle. Merci pour tout, M. Gardner.
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Normand Baillargeon - Professeur à la Faculté des sciences de l'éducation de l'UQAM